L’ordre comme vecteur
Depuis la fin des Trente Glorieuses, nous avons produit deux générations de salariés, incités à toujours plus de productivité face aux crises. Et pour accompagner leurs efforts, on a voulu modéliser et standardiser toute action, en rédigeant les processus comme des évangiles. La rationalisation est devenue le leitmotiv et on a sans cesse créé de nouveaux concepts rituels : Lean, services partagés, massification, ERP, externalisation…
Nous héritons donc de cinquante années de « mise en ordre ». L’ordre a été la préoccupation clé du management pour garantir la valeur en évitant la dispersion et la disparité. L’ordre rassure, parce qu’il promet la régularité et la fiabilité, et parce que toute chaîne d’actions produit ainsi un résultat prévisible pour autant qu’on y introduise les mêmes ingrédients.
Au bout de ce chemin, le nouvel éden est devenu la Conformité. Elle est chérie comme un aboutissement et une perfection ultime. Elle est vénérée à travers des certifications toujours plus nombreuses, qui sont plastronnées comme des boucliers ou des avantages compétitifs chèrement acquis ; sans que leur retour sur investissement ne soit d’ailleurs autant challengé que d’autres dépenses moins coûteuses.
De la conformité au conformisme
Les dirigeants ont pensé que ces pratiques sécuriseraient l’entreprise. Ils ont donc imposé les processus de manière de plus en plus stricte et de plus en plus globale, en compartimentant les responsabilités de chaque entité et de chaque personne, et en limitant les niveaux d’autorisation pour se prémunir des risques. Ils ont ainsi figé les rôles et les prérogatives de chaque fonction : la R&D innove, la production fabrique, le marketing promeut, le commerce vend… etc.
Cela a pu pousser chacun à n’exécuter ses tâches et à n’assurer son rôle que comme un rouage élémentaire non décisif, en simple engagement de moyens dans la construction du résultat collectif. Surtout quand la valorisation et la promotion des individus dépendent plus du respect de la partition, que des initiatives qu’ils pourraient prendre sans l’instruction du chef d’orchestre. On a mieux récompensé la contribution normée et pacifique au collectif que l’exploit individuel qui peut parfois créer quelques dissonances.
Malheureusement, ce modèle est maintenant à bout de souffle. Dans ce substrat, des concepts comme l’agilité, l’innovation disruptive, la proactivité, le sens de l’initiative ou le travail collaboratif peinent à prendre racine. Et pourtant, il faut insuffler ces nouveaux élans pour répondre aux mutations fortes de l’environnement. Mais le discours est inaudible.
À force d’appeler les collaborateurs à plus de conformité, beaucoup sont devenus conformistes. On ne peut espérer qu’ils proposent des approches alternatives lorsque tout les enjoint à l’application stricte des processus. Il est vain de stimuler la créativité alors que par ailleurs on ne valorise que le respect du dogme.

Tous entrepreneurs
L’urgence est donc une révolution culturelle. Il faut démultiplier l’innovation et le comportement entrepreneurial au cœur des organisations. Il faut encourager l’initiative des collaborateurs, et créer la rupture dans les pratiques managériales, pour stimuler l’imagination et accueillir les propositions.
La priorité ne doit plus seulement être d’assurer l’ordre dans le monde présent, mais de garantir la survie dans un avenir incertain. L’horizon n’est plus seulement le court terme. Il doit intégrer le long terme, fut-il difficilement imaginé. Pour cela, les organisations doivent libérer les esprits, sur la base d’objectifs engageants et multiannuels qui préparent le futur.
L’audace est donc de ne pas sacrifier la croissance de demain au profit d’aujourd’hui. L’audace est d’accueillir le désordre et les perturbations, comme des opportunités pour faire jaillir des idées porteuses de croissance. L’audace est d’oser la confiance.
Par conséquent, au sein de cette nouvelle culture, la compétitivité ne doit plus être seulement cuisinée à partir de l’efficacité, mais aussi sur la base de la nouveauté, que l’on doit récolter partout. Chaque composant de l’organisation doit transpirer une sueur d’innovation qui atteste de sa vraie valeur.
Pour cela, le message communiqué aux collaborateurs ne doit plus être centré sur leur fière appartenance au passé glorieux de l’entreprise. Ce n’est pas eux qui appartiennent à l’entreprise et à son histoire. C’est l’entreprise et son futur qui leur appartiennent. La mission de chacun doit donc être d’attaquer de nouveaux territoires, et pas seulement défendre les anciennes positions. Il devient alors crucial de remplacer le « tous employés solidaires » par le « tous entrepreneurs audacieux ».